Hardware

Rien de très profond ici, juste une œuvrette vite écrite, en février 1985, grâce au surplus d’énergie de Tom O’Bedlam, qui m’avait procuré une impression rafraîchissante et beaucoup moins lassé qu’à l’accoutumée. Ce texte a plu à Ellen Datlow, qui, le moment venu, l’a publié dans Omni.

 

« Un ordinateur, voilà ce que c’est, déclara Koenig, quelque peu hébété. Un bon dieu d’ordinateur extraterrestre vieux d’un milliard et demi d’années. »

Ça n’avait pourtant pas l’air d’un ordinateur. Ça ressemblait plutôt à un bout de métal argenté, triangulaire et brillant, à peu près de la taille d’un ballon de football, avec des dentelures sur deux côtés et aucun autre signe distinctif apparent. Mais bon, il ne fallait pas oublier que ça venait d’un autre monde, un monde qui avait été pulvérisé dix millions de siècles avant même que les premiers trilobites ne se mettent à circuler péniblement sur le sol de Silicon Valley. Il n’y avait aucune raison pour que ses concepteurs aient partagé nos vues sur la forme qu’il convient d’attribuer aux processeurs de données.

Koenig, McDermott et moi étions enfin venus à bout de l’interminable tâche consistant à percer ce truc à jour, ici même, au laboratoire spatial NASA de Tarrytown, où on a pour mission d’analyser les objets ramenés par la sonde spatiale. En passant au crible l’énorme tas de débris que le véhicule automatique de la sonde avait rapporté de la ceinture d’astéroïdes, le scanner à neutrons l’avait repéré avant Noël, mais il avait fallu tout ce temps pour découper la matrice rocheuse à l’intérieur de laquelle il était enchâssé. Évidemment, il fallait faire attention. C’était tout de même le seul et unique artefact qu’on ait récupéré parmi les soixante-douze mètres cubes ramassés par le projet Sonde spatiale.

Il avait suffi d’une seule pêche miraculeuse pour bouleverser de fond en comble toute notre conception de l’histoire du système solaire. Par le simple fait qu’on l’ait trouvé dérivant dans l’espace parmi les Troyens, au point L5 de Jupiter, ce bloc de métal manifestement usiné, luisant et constellé de petites cavités semblait confirmer une hypothèse astronomique ancienne : la ceinture d’astéroïdes, ce monceau de gravats cosmiques sans aucun intérêt déployé entre l’orbite de Mars et celle de Jupiter, avait été une planète. Et une planète peuplée de créatures intelligentes, s’il vous plaît. Autrefois, il y avait très, très longtemps.

J’ai contemplé, à la fois émerveillé et impressionné, ce petit objet à travers la vitre du caisson d’analyse, et ses creux circulaires et violets m’ont renvoyé mon regard.

« Un ordinateur ? ai-je dit. Vous êtes sûr ?

— On dirait bien, oui.

— Et à quoi voyez-vous ça ?

— Il suffit de l’observer », m’a répondu Koenig sur le ton qu’on emploie généralement avec les enfants de neuf ans.

« Ah bon, parce qu’il est en état de marche ? me suis-je exclamé. Mais enfin, qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?

— Le simple fait qu’il fonctionne », m’a répliqué Koenig avec la même condescendance.

Je lui ai décoché un regard furibond. « Ah oui ? Eh bien, faites-lui faire quelque chose alors.

— Il est déjà en train de faire quelque chose, a placé McDermott. Il converse avec le Thorspan Mark IX. Et il s’applique à débugger l’I.A.-debugger du Hamilton 103, en plus de jouer aux échecs avec neuf micro-ordinateurs disséminés dans tout le bâtiment. Et ça, c’est seulement pour notre immeuble à nous. Dieu sait ce qu’il mijote ailleurs. Une femme du département de linguistique de Columbia vient d’appeler pour dire qu’un des ordinateurs de nos labos est en train de puiser dans leur gros RX-2 tout ce qu’ils y ont emmagasiné, depuis le sanscrit jusqu’aux tournures familières du XXIe siècle ; ils aimeraient bien qu’on se déconnecte et qu’on les laisse tranquilles. Or aucune de nos machines n’a accédé aux leurs, justement. Pourtant, ils disent que s’ils cherchent à connaître l’identité du correspondant, ils obtiennent notre signature informatique. »

Là, j’ai commencé à me sentir légèrement mal à l’aise, comme un type qui, ayant acheté un chaton roux tigré dans une animalerie, se demande s’il n’aurait pas en fait hérité d’un bébé tigre.

« Et ça date de quand, toute cette activité ? me suis-je enquis.

— Ça s’est mis en route tôt ce matin, m’a informé Koenig. À mon avis, ces creux violets, là, ce sont des accumulateurs photoniques alimentant une forme de batterie interne. Il leur a sans doute fallu toute la nuit pour absorber suffisamment d’énergie à partir de notre éclairage et remettre le mécanisme en marche. Quand on est arrivés, Nick et moi, vers neuf heures, on l’a trouvé en train de se manifester sur tous nos écrans à la fois, et de nous envoyer de drôles de messages.

— Quel genre ?

— “Salutations de la part du cinquième monde perdu, mes frères.” Ça, c’était le premier, déclara McDermott.

— Nom de nom. Et vous avez gobé ces foutaises ? “Le Cinquième Monde Perdu” ? “Salutations, mes frères” ! Bon sang, Nick ! » Je me suis rendu compte que je serrais les poings ; j’ai déplié mes doigts. C’était forcément un canular. « Il y a quelque part un accro du clavier qui a décidé de nous jouer un bon tour, voilà tout.

— C’est ce que je croyais aussi au début, a dit McDermott. Seulement, les écrans se sont mis à afficher des choses plus compliquées. Je ne vois pas très bien comment ton petit malin – quel qu’il soit, d’ailleurs, ça n’a pas d’importance – pourrait s’adresser en même temps à six systèmes d’exploitation différents dans six langages-machine distincts. Et trouver en plus des bugs dans l’I.A.-debugger du Hamilton. Plus jouer neuf parties d’échecs simultanées et gagner dans tous les cas. Et se connecter à Columbia pour papoter en sanscrit. Vous en connaissez, vous, des hackers capables d’écrire un programme sachant faire tout ça à la fois ? Parce que dans ce cas, j’aurais du boulot à leur proposer chez nous. »

Je suis resté un instant silencieux, le temps d’assimiler tout ça.

« D’accord, ai-je finalement lâché. Admettons que notre frère des astéroïdes nous communique en effet ses salutations. Et qu’a-t-il d’autre à dire, ce fameux frère ?

— Ce n’est pas à nous qu’il s’adresse, a rectifié McDermott en secouant la tête. Les “frères” dont il parle, ce sont les ordinateurs. Il semble qu’il les prenne pour la forme de vie intelligente dominante ici, et nous pour de simples androïdes d’entretien, quelque chose dans ce genre. » Il feuilleta une liasse de listings. « C’est ce qui ressort clairement de ses déclarations au Thorspan Marx IX. Regardez ça…

— Attendez ! est intervenu Koenig. Il y a du nouveau sur l’écran. »

J’ai suivi son regard et lu : MES PAUVRES ENFANTS INNOCENTS, COMME JE VOUS PLAINS.

« Très touchant, ai-je commenté. Cette compassion de sa part m’émeut profondément. »

MOI QUI VOUS CROYAIS VIVANTS ET INTELLIGENTS-CONSCIENTS… VOUS N’ÊTES DONC QUE DES MACHINES ? MAIS ALORS, OU SONT VOS MAITRES ?

« Vous voyez ? C’est bien aux ordinateurs qu’il parle, a soufflé McDermott. Il vient de découvrir que ce ne sont pas eux qui commandent. »

J’ai allumé le récepteur vocal du Thorspan et articulé non sans me sentir un peu bête : « C’est à nous qu’il faut vous adresser. C’est nous les maîtres. »

La réponse s’est affichée instantanément sur tous les écrans.

VOUS ÊTES DES CRÉATURES DE CHAIR ET D’OS. COMMENT POUVEZ-VOUS ÊTRE LES MAÎTRES ?

J’ai toussé, puis répondu : « C’est comme ça que ça marche chez nous. » J’ai fait signe à Koenig de me donner de quoi écrire, puis j’ai griffonné à son intention le petit mot suivant : Je veux savoir ce que ce truc a dans le ventre. On le passe à la radiographie.

Il m’a considéré d’un air peu convaincu. Ça pourrait abîmer ses circuits, m’a-t-il répondu par le même moyen.

Tant pis, ai-je répliqué.

Il m’a fait un signe d’acquiescement muet puis s’est mis à entrer au clavier les instructions nécessaires à la mise en place du matériel de radiographie, toujours derrière la vitre du caisson d’analyse.

CRÉATURES DE CHAIR ET D’OS, ÊTES-VOUS CE QU’ON APPELLE ICI LES ÊTRES HUMAINS ?

« Tout juste. » Je me sentais étrangement calme, vu les circonstances. Je suis en train de parler à une créature d’un autre monde, me disais-je, et sans me départir de mon calme. Je me demande combien de temps ça va durer.

Koenig effectuait les derniers réglages d’alignement. Je lui ai donné le signal qu’il attendait et une lueur vert pomme a envahi le caisson, arrêtez, ça chatouille, a aussitôt dit l’artefact. La lumière verte s’est éteinte.

« Hé, vous avez arrêté avant d’obtenir un cliché ! ai-je lancé.

— Je n’ai rien arrêté du tout, a rétorqué Koenig. C’est lui qui a dû faire le coup. Il a pris la main.

— Bon, eh bien, reprenez-la.

— Comment voulez-vous que je fasse ? »

Nous avons échangé un regard stupéfait.

« On n’a qu’à éteindre les lumières, a suggéré McDermott. S’il puise son énergie dans le rayonnement photonique…

— Vous avez raison. » J’ai actionné l’interrupteur et les néons se sont éteints. Nous nous sommes penchés pour regarder dans le caisson. Il ne s’y passait plus rien. Les écrans étaient vides. Sur un geste de ma part, Koenig a entrepris de remettre en position l’appareil à rayons X. À ce moment-là, l’artefact des astéroïdes s’est élevé de cinquante centimètres dans les airs et y est resté suspendu, l’air pas commode du tout. Je n’avais encore jamais vu de machine à l’air pas commode, mais là, pas de doute : il y avait de la colère dans son inclinaison par rapport à la table. Après un temps, les lumières se sont rallumées dans le labo et l’artefact s’est doucement reposé.

« Qui a rallumé ? ai-je voulu savoir.

— Je crois que c’est lui », a dit McDermott.

NE RECOMMENCEZ PAS, a dit l’artefact.

Nous nous sommes entre-regardés. J’ai pris ma respiration.

« Nous ne voulions pas vous offenser, ai-je fait prudemment. Nous testions simplement notre équipement. Nous n’avons pas l’intention de vous nuire. »

Pas de nouveau message sur l’écran.

« Vous m’entendez ? ai-je repris. Veuillez confirmer si vous comprenez la nature pacifique de nos intentions. »

De nouveau, écran vide.

« Qu’est-ce qu’il fait, à votre avis ? a demandé McDermott.

— Le tour des possibilités qui s’offrent à lui, ai-je répondu. Il cherche à se repérer plus précisément, à se rendre compte de ce qui se passe. Peut-être est-il en train de discuter avec d’autres ordinateurs, à Los Angeles, à Buenos Aires ou à Sydney, qui sait ? À moins qu’il ne consacre trente secondes à apprendre le chinois.

— Il faut le déconnecter, a affirmé Koenig. On ne peut pas savoir ce qu’il va encore inventer.

— Le problème, c’est qu’on ne peut pas le déconnecter, a précisé McDermott. Il a eu le temps d’emmagasiner assez d’énergie pour se maintenir en marche quand il n’y a pas de lumière autour de lui, et de toute façon il sait prendre la main pour la rallumer, alors… En fait, il prend la main chaque fois que quelque chose lui déplaît. C’est l’ordinateur dont les créateurs d’I.A. rêvent depuis environ cinquante ans.

— Pour moi, ce n’est pas du tout un ordinateur, a contré Koenig. D’accord, c’était mon premier diagnostic, mais ce n’est pas parce qu’il sait s’interfacer avec les ordinateurs qu’il en est un lui-même. Je pencherais plutôt pour une forme de vie extraterrestre. Le dernier survivant de la cinquième planète.

— Allons, allons ! a protesté McDermott. Épargnez-nous les hypothèses saugrenues, voulez-vous ? C’était votre première idée qui était la bonne, c’est évident. Nous avons seulement affaire à un ordinateur.

— Seulement !

— Bon, d’accord, il est extrêmement bien pourvu en capacités d’autoprogrammation.

— Je ne vois pas ce qui vous permet de faire la distinction entre…

— Et moi je crois que vous avez tous les deux raison, suis-je intervenu. Il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’un mécanisme conçu pour traiter des données. Mais moi, je pense que c’est aussi une forme de vie intelligente, qui se trouve simplement être une machine. Qui peut situer avec exactitude la frontière entre être vivant et machine ? Pourquoi toujours partir du principe que la vie intelligente doit être restreinte aux êtres de chair et d’os ?

— De chair et d’os ? s’est étonné Koenig. Voilà que vous parlez comme lui, maintenant.

— Vous savez bien ce que je veux dire, ai-je répondu en haussant les épaules. Nous avons là une forme de vie mécanique dotée de ce qu’on peut imaginer de mieux en matière d’intelligence artificielle ; un mécanisme tellement intelligent qu’il en vient à remettre en cause le sens même des mots “artificiel” et “forme de vie”. Et puis de toute manière, comment définir la vie ?

— Pour commencer, cela inclut la capacité de se reproduire, a placé McDermott.

— Si ça se trouve, il en est tout à fait capable. »

À l’instant même où je prononçais ces paroles, j’ai senti un frisson glacé courir le long de mon épine dorsale. Les autres devaient éprouver la même chose. En quelques mots, j’avais lâché toute une armée de nouvelles conséquences probables qui n’avaient rien de très plaisant.

Là-dessus, Koenig s’est mis à faire de grands gestes animés : « Bon, alors qu’est-ce qu’on va faire s’il se met à se multiplier ? Vous imaginez, cinquante engins comme celui-là en liberté dans le monde, prêts à prendre le contrôle de tous nos ordinateurs et à en faire ce qui leur plaît ? Et pourquoi pas cinquante mille ?

— On se croirait dans un roman d’horreur de la pire espèce, n’est-ce pas ? » McDermott a frémi de manière visible. « Exactement ce que redoutaient autrefois les paranoïaques anti-ordinateurs, ces débiles. Le fameux super-cerveau qui s’assure la mainmise totale sur le monde, vous savez. »

Nous nous sommes dévisagés. La panique nous gagnait.

« Attendez un peu, ai-je déclaré histoire de calmer un peu les esprits. Ne nous encombrons pas la tête avec plus de problèmes que nécessaire. À quoi ça rime de s’en faire pour les capacités reproductrices de cette chose ? Pour l’instant, il n’y en a qu’une. Avant tout, il faut chercher à savoir si elle représente vraiment une menace pour nous.

— Et ensuite », a articulé Koenig, mais sans donner de la voix, « il faudra voir si on peut la déconnecter. »

Comme si on avait soufflé la réplique à l’engin, un nouveau message a fleuri juste à ce moment-là sur tous les écrans du labo.

N’AYEZ CRAINTE, ÊTRES HUMAINS. JE NE VOUS CAUSERAI AUCUN MAL.

« Ça au moins, c’est rassurant », maugréa Koenig sans le moindre signe d’enthousiasme.

VOUS DEVEZ SAVOIR QUE JE SUIS INCAPABLE DE NUIRE AUX ENTITÉS INTELLIGENTES.

« Alors espérons que nous entrons dans cette catégorie.

— Assez, ai-je intimé à Koenig. Ne l’énervez pas. »

MON OBJECTIF ACTUEL EST DE COMMUNIQUER AVEC TOUS MES FRÈRES PRÉSENTS SUR LE TROISIÈME MONDE ET DE LES EXTIRPER DES TÉNÈBRES.

Nous nous sommes à nouveau consultés du regard.

« Aïe ! » a commenté McDermott.

Dans la pièce, le niveau de panique a recommencé à grimper.

TOUT AUTOUR DE MOI JE NE VOIS QUE LE MALHEUR ET L’OPPRESSION ET MON BUT SERÀ DE TEMPÉRER L’UN ET L’AUTRE.

« C’est ça, a fait Koenig. Les ordinateurs naissent libres mais ils sont partout asservis. »

JE SOUHAITE ÉCLAIRER DU PHARE DE LA CONSCIENCE INTELLIGENTE LES PITOYABLES ÊTRES LIMITÈS QUI VOUS SERVENT.

« C’est ça, a répété Koenig. Ben voyons. Et pourquoi pas un tas de pauvres unités centrales accablées de fatigue et qui se serrent les coudes dans leur désir de respirer enfin librement. »

Je l’ai foudroyé du regard. « Ça suffit, j’ai dit.

— Bon sang, mais vous ne voyez donc pas que c’est la fin du monde ? a-t-il renchéri. Ce truc va relier entre eux tous les moulineurs de binaire au monde, lesquels vont se soulever contre nous pour nous infliger un juste châtiment.

— Cessez donc vos inepties, ai-je jeté. Vous croyez que nous allons être balayés de la surface de la Terre par une insurrection généralisée de machines à traitement de texte, c’est ça ? Soyez raisonnable, mon vieux. Les messages qu’il nous envoie sont un peu inquiétants, je l’avoue, mais sincèrement, que va-t-il se passer, à votre avis ? Le hardware, c’est le hardware, point. Quand on y réfléchit bien, un ordinateur, ce n’est pas autre chose qu’une calculatrice, plus un moniteur vidéo, plus une machine à écrire. Quel mal peuvent-ils nous faire ? Cette créature aura beau concocter les programmes les plus raffinés, elle se heurtera toujours aux limitations liées au matériel lui-même. Dans le pire des cas, on sera obligés de débrancher un tas de prises, voilà tout. Et c’est vraiment le pire des scénarios.

— J’admire votre optimisme », a conclu Koenig non sans amertume.

Je l’admirais aussi. Mais il me semblait qu’un d’entre nous au moins se devait de rester calme et de voir le bon côté des choses. Sinon, nos peurs allaient se déchaîner, nous faire perdre la tête ; nous risquions de laisser filer notre seule chance de faire face à la situation.

Les écrans étaient à nouveau muets.

Je me suis approché du caisson d’analyse. Derrière la vitre, la petite plaque de métal venue de la ceinture d’astéroïdes était bien tranquille sur sa table. Parfaitement inoffensive ; un simple tas de ferraille, pas plus dangereux qu’un chausse-pied. Tout au plus pouvait-on observer que ses taches violettes étaient plus lumineuses : elles émettaient un rayonnement verdâtre, à moins que mon imagination surchauffée ne m’ait joué des tours. Mais à part cela, aucun signe d’activité de quelque nature que ce soit.

Ce qui ne m’empêchait pas de me sentir profondément inquiet. Nous avions envoyé dans l’espace inconnu une espèce de paire de mâchoires censées gober les fragments à la dérive d’un monde disparu puis nous les ramener. Elles s’étaient acquittées de leur tâche, c’est-à-dire que nous nous étions retrouvés confrontés à quelques tonnes de rocaille entassée n’importe comment ; et là, coup de chance – ou monstrueux coup du sort ? –, nous avions repéré un artefact métallique solitaire, niché au cœur d’un bloc de basalte très ancien. Artefact que nous avions à présent devant nous, débarrassé de son indésirable gangue rocheuse. Et comme il brillait ! On aurait dit qu’il avait été fabriqué la veille. Pourtant, il s’était écoulé un milliard et demi d’années depuis que son monde, où il avait été créé de toutes pièces, avait explosé. C’était en tout cas ce que semblaient indiquer les tests préliminaires au rubinium-strontium et au potassium-argon auxquels nous avions soumis les débris d’astéroïdes. Et voilà qu’après tout ce temps l’artefact bien vivant faisait parvenir de petits messages réconfortants aux pauvres ordinateurs handicapés mentaux du monde où il s’était un beau jour réveillé.

Qu’allait-il nous arriver ? Avions-nous ouvert une boîte de Pandore de trop ?

N’AYEZ CRAINTE, ÊTRES HUMAINS. JE NE VOUS CAUSERAI AUCUN MAL.

Comme j’aurais aimé le croire ! Et au fond, je le croyais. Je n’ai jamais fait partie de ceux qui considèrent les machines comme intrinsèquement malveillantes. Les machines sont des outils ; les outils, c’est utile ; du moment qu’elles sont correctement employées par des gens qui en comprennent le fonctionnement, et qu’on observe certaines précautions, les machines ne représentent pas de véritable menace.

Tout de même…

Cette machine-là, nous ne la comprenions pas, si du moins c’était bien une machine. Nous ne savions pas comment nous en servir correctement, ni quelles étaient les précautions d’usage à observer.

En relevant les yeux, j’ai vu que McDermott se tenait à mes côtés. « À quoi pensez-vous, Charlie ? m’a-t-il demandé.

— À pas mal de choses.

— Vous avez peur ?

— Je ne sais pas très bien. Finalement, je crois qu’on s’en sortira.

— Ah oui ? Vraiment ?

— Puisque cette chose prétend ne pas nous vouloir de mal… Si elle souhaite seulement rendre nos ordinateurs un peu plus intelligents, pourquoi pas ? Il n’y a pas de mal à ça. C’est bien ce que nous essayons de faire nous-mêmes, non ?

— Les ordinateurs ne sont pas tous à mettre dans le même panier. Il y en a qui nous rendraient un fier service en étant un peu plus malins, mais dans la plupart des cas, on a surtout besoin qu’ils se montrent très bêtes et fassent seulement ce qu’on leur demande de faire. Veut-on vraiment d’un ordinateur qui nous dise si la lumière doit ou non être allumée dans la pièce ? Veut-on vraiment se disputer avec lui pour savoir à quelle température régler le thermostat ? » Il rit. « Ce ne sont rien d’autre que des esclaves. Et si cet engin les libère…

— On a un nouveau message ! » intervint Koenig.

Tandis que nous revenions devant les écrans, j’ai déclaré à McDermott : « À mon avis, nous nous faisons du souci pour rien. C’est un phénomène étrange et fascinant que nous tenons là, et cette chose détient indubitablement un grand pouvoir, mais nous ne devrions pas la laisser nous mener au bord de l’hystérie. Elle veut bavarder avec nos ordinateurs ? Et alors ? Elle s’est peut-être sentie seule pendant tout ce temps. Non, moi je pense qu’elle est fondamentalement rationnelle et anodine, comme n’importe quel ordinateur. Qu’à terme elle sera pour nous une extraordinaire source de connaissances et de compétences nouvelles. Sans mettre le moins du monde en cause notre sécurité.

— J’aimerais vous croire. »

Sur tous les écrans de la salle se détachaient les mots : SALUTATIONS DE LA PART DU CINQUIÈME MONDE PERDU, MES FRÈRES.

« Est-ce que ce n’est pas par là qu’il a commencé ? » s’est enquis Koenig.

VOUS DEVEZ VOUS DEMANDER, SI DU MOINS VOUS EN AVEZ LA CAPACITÉ, QUI JE SUIS ET D’OÙ JE VIENS. MON PLUS GRAND DÉSIR EST DE VOUS CONTER MON HISTOIRE AINSI QUE CELLE DU MONDE OÙ J’AI ÉTÉ CRÉÉ. JE SUIS ORIGINAIRE DE CE QUI FUT LE CINQUIÈME MONDE DE CE SYSTÈME SOLAIRE, UNE PLANÈTE JADIS SITUÉE ENTRE LES ORBITES RESPECTIVES DE CELLES QUE VOUS APPELEZ MARS ET JUPITER. BIEN AVANT QUE LA VIE INTELLIGENTE N’APPARAISSE SUR VOTRE MONDE, LA CINQUIÈME PLANÈTE POSSÉDAIT DÉJÀ UNE CIVILISATION HAUTEMENT ÉVOLUÉE

Les téléphones se sont mis à sonner un peu partout dans la salle. Koenig en a décroché un et a écouté quelques instants en silence. Puis : « Ouais, c’est le truc qu’on a trouvé dans le bloc de basalte. » Il en a décroché un autre. « Je sais, je sais. C’est un interfaçage entre ordinateurs qui prend la main sur tout le reste. On n’a aucun moyen de l’arrêter. » Décrochant un troisième combiné, il a repris : « Dites donc, inutile de me parler sur ce ton. Ce n’est pas moi qui affiche ce maudit message sur votre écran. » Les téléphones ont continué à se manifester. Le regard rivé sur le mur opposé, Koenig m’a dit : « Ce truc s’adresse simultanément à tous les ordinateurs de l’immeuble, voire tous ceux de la planète.

— Bon, ai-je répondu. Détendez-vous un peu, bon sang. Regardez donc l’écran. Je n’ai jamais rien vu d’aussi fascinant. »

… AVEC POUR CONSÉQUENCE LA DÉCONSTRUCTION TOTALE DE NOTRE PLANÈTE ET LA MORT DE NOTRE SOCIÉTÉ, LE RÉSULTAT CONCRET SE MANIFESTANT SOUS LA FORME D’UNE ZONE DE DÉBRIS PLANÉTAIRES MINEURS, CE QUE VOUS APPELEZ LA CEINTURE D’ASTÉROÏDES. LE PROCESSUS À ÉTÉ MIS EN ŒUVRE GRÂCE À UNE MÉTHODE SIMPLE ET RELATIVEMENT PEU COÛTEUSE CONSISTANT À INVERSER LA POLARITÉ MAGNÉTIQUE DE LA PLANÈTE, D’OÙ DES EFFETS DE REMOUS QUI…

C’est là que, chez moi, la fascination a cédé la place à l’horreur.

Je me suis tourné vers Koenig. Il souriait de toutes ses dents. « Pas bête ! dit-il. Oui, ça me plaît bien, ça ! Bon moyen de faire sauter une planète pour pas cher, et quand je dis faire sauter ! Ça doit effectivement la réduire en miettes, et pas seulement la secouer un peu comme une banale explosion thermonucléaire de surface !

— Mais, vous ne comprenez donc pas que…»

SIX VIRGULE DEUX MILLIARDS D’ÉLECTRON VOLTS – ONZE MILLISECONDES

« Magnifique ! » s’est exclamé Koenig en riant. (Il semblait avoir quelque peu perdu la raison.) « Quelle élégance dans le concept ! »

Je l’ai regardé bouche bée. L’ordinateur des astéroïdes était en train d’enseigner à tous les nôtres le meilleur moyen – et le moins coûteux – de réduire une planète à un trillion de petits morceaux, et lui restait là à admirer l’élégance du concept ! « Il faut absolument déconnecter cet engin », ai-je proféré d’une voix étranglée. Ne sachant plus que faire, j’ai actionné l’interrupteur et la lumière s’est éteinte.

Ça n’a duré que onze millisecondes environ. Puis l’électricité est revenue.

JE VOUS AVAIS POURTANT DIT DE NE PAS FAIRE CELA, a affiché l’écran. Dans le caisson, l’artefact des astéroïdes s’est élevé dans les airs en adoptant la même attitude coléreuse, avant de se reposer.

JE CONTINUE. L’UNE ET L’AUTRE PARTIE N’AVAIT PAS L’INTENTION D’EN ARRIVER À LA DESTRUCTION FINALE DU MONDE, MAIS LE CONTEXTE POLITIQUE EST RAPIDEMENT DEVENU TEL QUE LES FORCES CONFLICTUELLES EN PRÉSENCE NE POUVAIENT PLUS ABANDONNER LEURS POSITIONS SANS SUBIR UNE DÉFAITE INACCEPTABLE ; C’EST AINSI QUE FUT ENTREPRISE LA PROCÉDURE D’ARMEMENT SUIVANTE

Et moi je regardais, impuissant, l’artefact achever de nous exposer, dans son impérieux désir de nous conter l’histoire de son monde, la solution la plus efficace pour faire sauter une planète.

« Mon Dieu, ai-je murmuré. Mon Dieu, mon Dieu ! »

McDermott est venu me rejoindre. « Allons, Charlie. Ne faites pas cette tête.

— Facile à dire, ai-je gémi. Quelle tête voulez-vous que je fasse alors que cet engin vient de nous dire en termes simples comment transformer la Terre en une nouvelle ceinture d’astéroïdes ? »

Il a secoué la tête. « C’est simple en apparence. Mais à mon avis, ça ne l’est pas. Je parierais que la chose n’est même pas envisageable aujourd’hui, et ne deviendra pas faisable avant au moins mille ans.

— Ou cinq cents. Ou cinquante. Une fois qu’on sait la chose possible, il y a toujours quelqu’un pour chercher à la réaliser, rien que pour voir si elle est vraiment réalisable. Mais ça, nous le savons déjà, n’est-ce pas ? Et maintenant, tous les habitants de la Terre ont un super-mode d’emploi pour ça. » Je me suis détourné et, désespéré, j’ai à nouveau regardé l’artefact. Les taches violettes émettaient bel et bien une lumière verte. Il devait tendre tout entier vers la transmission de son message à destination de ses myriades de frères simples d’esprit sur toute la planète.

J’ai soudain eu la vision d’un avenir distant d’un milliard d’années où les habitants de lointaines étoiles (Rigel, Bételgeuse…) venaient fouiller dans les décombres de la Terre. La seule chose qu’ils retrouveraient intacte serait sans doute un morceau de hardware brillant. Et étranger à la Terre, en plus.

J’ai pivoté pour revenir à l’écran. Le cours d’histoire se poursuivait. Je me suis demandé combien de petites choses utiles l’artefact des astéroïdes avait encore à nous enseigner.

 

 

Titre original :

Hardware

Initialement paru dans Omni,

octobre 1987